Article “Le Monde” 11 Juin 2021
Après quinze mois de crise sanitaire, l’école prépare l’après
Au gré de la pandémie, l’école a fait office de « laboratoire . Port du masque, demi-jauge, tests salivaires et antigéniques, et peut-être vaccination… il faut repenser la rentrée
Mattea Battagliapage 12
La vie d’avant reprend dou cement en société… et dans les écoles, aussi. Depuis le 9 juin, on peut de nouveau y organiser « portes ouvertes » et kermesses, « dans le respect des gestes barrières . Suivra, le 20 juin, le retour des classes vertes, même si nombre d’enseignants, prudents, confient qu’à quelques semaines des vacances d’été ils ne changeront rien au « calendrier .
Des quinze mois de crise sanitaire qui viennent de s’écouler, ils ont acquis une conviction : l’école a fait et continuera de faire office de « laboratoire . Laboratoire du confinement lorsque, le 12 mars 2020, le chef de l’Etat, Emmanuel Macron, a annoncé la fermeture de tous les établissements, de la crèche au lycée, quelques jours avant la mise à l’arrêt du reste de la société. Laboratoire du déconfinement, quand, le 11 mai 2020, le télétravail est resté la règle pour les parents, mais que les cours en « présentiel » ont repris pour leurs enfants.
Laboratoire, aussi, de l’expérimentation des fameux gestes barrières, à commencer par le port du masque étendu, en novembre, aux écoliers dès 6 ans. Laboratoire, enfin, d’une vie en collectivité maintenue « quoi qu’il [leur] en coûte », disent les professeurs : il y avait 418 personnels et 6 884 élèves déclarés positifs au Covid-19 vendredi 11 juin, date du dernier recensement ministériel. Ils étaient respectivement près de 2 800 et 29 000 début avril.
Et après ? L’école pourra-t-elle aussi être, en septembre, ce laboratoire d’un « retour à la normale » que chacun espère ? De Paris à Lyon en passant par le Grand-Est, une même demande remonte des établissements : « Penser la rentrée. » L’heure tourne : avant que la cloche marquant la fin de l’année ne sonne, pour tous, le 6 juillet, enseignants et parents veulent pouvoir « anticiper .
Sentiment d’ « amertume »
Si, au ministère de l’éducation, on reconnaît que la circulaire de rentrée n’est pas prête, sur le terrain, on a pris les devants et rassemblé les questions. Faudra-t-il conserver le masque, alors même qu’il est la première chose qu’on serait tenté d’enlever ? Dans les classes, avec les températures qui grimpent, les enseignants les voient déjà « glisser sous le menton .Certains s’en alarment; d’autres s’y sont faits.
« Il n’y a pas, actuellement, de raison scientifique de maintenir le masque pour les enfants de moins de 11 ans », explique au Monde Christèle Gras-Le Guen, présidente de la Société française de pédiatrie. Sur ce sujet, comme sur la contribution exacte des enfants dans la propagation du virus, les cli vages entre pédiatres et épidémiologistes n’ont pas échappé aux professeurs. « On a trop entendu de discours contradictoires pour pouvoir se faire un avis », lâche Stéphane Rio, enseignant d’histoire-géographie en lycée à Marseille.
Comme d’autres, ce syndiqué au SNES-FSU, syndicat majoritaire dans le secondaire, dit avoir « envie de croire » que la contamination en milieu scolaire n’est « ni plus forte ni moins forte » que dans un autre « collectif . Et, donc, qu’elle est « sur le déclin » en ce début de mois de juin. Mais « attention à ne pas la sous-estimer », prévient-il : « Au plus fort de la crise, on a vécu un décalage ahurissant entre ce que nous disaient nos autorités de tutelle, en gros “circulez, y a rien à voir”, et la pression sanitaire que nous vivions au quotidien. » Il en garde, dit-il, un sentiment d’ « amertume », qui lui semble « partagé .
« Il y a plus de risques à rester chez soi que d’aller à l’école » : la petite phrase prononcée par le ministre de l’éducation, Jean-Michel Blanquer, à la radio, le 11 mai 2020, a marqué les esprits. Nombre d’enseignants en ont fait le symbole d’un « déni de réalité » les concernant, quand bien même leur ministre l’a assortie de nuances. Un an plus tard, jour pour jour, ils ont perçu dans l’intervention télévisée du premier ministre, le 11 mai, une inflexion sinon une « volte-face . « La véritable variable, ce qui a le plus d’impact, c’est de fermer les écoles », a affirmé Jean Castex sur le plateau de France 2. « Ces combats politico-scientifiques ont contribué à délégitimer le discours d’autorité, reprend Stéphane Rio. Cela ne nous aide pas à reprendre confiance et à envisager la suite. »
Il faut pourtant « trouver de l’élan pour aller de l’avant », glisse Estelle, enseignante de français dans un collège francilien. Il y a encore quinze jours, la jeune femme enseignait en demi-jauge à ses élèves de 4e et de 3e. A ces deux niveaux de la scolarité, comme dans tous ceux du lycée, la rentrée du 3 mai s’était faite à « effectifs réduits » dans les départements les plus touchés par l’épidémie. Une contrainte assouplie le 28 mai, « du fait de l’amélioration de la situation sanitaire », a fait valoir M. Blanquer, sur Europe 1.
Sans susciter l’enthousiasme attendu sur le terrain. « Les collègues en sont à leur cinquième ou à leur sixième changement de protocole, rapporte Frédérique Rolet, du SNES-FSU. Ils ont fini par perdre le fil… » « Ils sont fatigués de devoir allumer la radio pour savoir ce qu’ils peuvent faire ou ne pas faire, relève Bruno Bobkiewicz, tout juste porté à la tête du syndicat de proviseurs SNPDEN-UNSA. Ce n’est pas une manière de traiter des personnels en première ligne. »
Or ils le sont depuis les toutes premières heures de la crise : personne, au sein de la profession, n’a oublié que la première victime française du Covid-19, morte dans la nuit du 25 au 26 février 2020, était professeur dans un collège de Crépy-en-Valois, dans l’Oise. Ou que l’une des premières mesures prises par les autorités, le 9 mars 2020, a été de fermer les écoles de ce département, considéré comme le premier « cluster .Le mot, entré dans la novlangue de l’éducation nationale, résume à lui seul la grande peur qui s’empare alors des enseignants et qui ne va plus les lâcher : peur de contribuer à la contagion, peur d’en être tenus pour responsables, peur d’être exposés à la maladie.
Fiches et « foire aux questions »
Entre le virus et eux, le « protocole sanitaire » doit faire office de garantie. Bible des professeurs en temps de Covid-19, ce document, adossé sur les avis successifs du Haut Conseil de la santé publique, rassemble, sur huit pages, le b.a.-ba de ce qui peut être fait en classe pour tenir l’épidémie à distance. On y trouve, mis sur le même plan, l’exposé des règles de distanciation physique, du port du masque, du nettoyage des salles, du lavage des mains… L’ensemble gagnerait à être « hiérarchisé », disent les épidémiologistes. « On a juxtaposé tout un tas de mesures, fortes ou moins fortes, sans insister sur ce qui est scientifiquement établi, considère Bruno Andreotti, professeur de physique à l’Université de Paris. Dresser une liste à l’infini, ce n’est pas forcément rendre service aux personnels. »
S’ajoutent à cette liste des « fiches pédagogiques » et une « foire aux questions » – l’expression est du ministère de l’éducation , amendées au gré des flux et reflux de l’épidémie « généralement du vendredi soir pour le lundi », glisse-t-on en salle des professeurs.
Quand ils songent à la rentrée, enseignants et parents ont d’abord à l’esprit les mises à l’isolement qui ont ponctué ces quinze derniers mois. La règle du « un cas [positif au SARS-CoV-2], une fermeture [de classe] » sera-t-elle pérennisée ? Instaurée au printemps, en lieu et place de la règle du « trois cas, une fermeture », elle a fait s’envoler les statistiques quand les variants du virus ont commencé à circuler.Depuis, les chiffres ont reflué : l’éducation nationale recensait, le 11 juin, encore 2 709 classes fermées; presque moitié moins qu’une semaine plus tôt. Pour le SNUipp-FSU, majoritaire dans les écoles primaires, celareste une « mesure indispensable de protection qui doit perdurer . Les chefs d’établissement, eux, peuvent être plus réservés. « C’est d’abord une mesure de paix sociale, estime Franck Antraccoli, du syndicat de proviseurs ID-FO. Son utilité réelle, dès lors que les élèves sont masqués et que la pression sanitaire décroît, doit pouvoir être rediscutée. »
« On ne peut pas se contenter en septembre d’un retour en arrière, comme si la crise pouvait être effacée d’un coup », fait valoir Sylvie Perron, du SGEN-CFDT. « L’accroissement des inégalités entre élèves est désormais documenté, renchérit Stéphane Crochet, du SE-UNSA. A la rentrée, les défis psychologiques et pédagogiques à relever seront immenses. »
A écouter les proviseurs, il est aussi question de « défi » concernant les campagnes de dépistage qu’ils ont eu et auront à superviser. Tests salivaires et antigéniques au primaire, autotests dans les lycées : dans les deux cas, le taux d’acceptation côté familles est demeuré bas bien plus bas que ce sur quoi tablait le gouvernement. Il avait promis jusqu’à 1 million de tests antigéniques chaque mois et 64 millions d’autotests entre mai et juillet. « Dans certains lycées, les autorisations parentales se comptent sur les doigts des deux mains, assure le proviseur Franck Antraccoli. Avant l’été, les familles ont envie que leurs enfants soient en classe, le risque d’éviction leur semble supérieur à celui de l’infection. Bref, pour elles, le jeu n’en vaut pas la chandelle… » Le vaudra-t-il en septembre ? « Vu les stocks [d’autotests] non écoulés, on aura les moyens d’en proposer », ironise Bruno Bobkiewicz, proviseur. Ce n’était pas le cas en mai, quand la plupart des lycées signalaient des retards de livraison.
« On touche là l’une des limites de la réponse sanitaire, pointe Mahmoud Zureik, professeur d’épidémiologie et de santé publique à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Pour qu’une mesure suscite l’adhésion, il faut que les acteurs à qui elle s’adresse dans ce cas précis, les parents en comprennent l’intérêt. Tant que le gouvernement ne met pas l’école et ses acteurs à leur juste place, c’est-à-dire au coeur de la gestion de la crise, il aura du mal à créer la réplique collective qu’appelle la situation. »
Mahmoud Zureik compte parmi les scientifiques et ils sont nombreux pour qui une « bonne préparation » de la rentrée implique d’envisager tous les scénarios, « y compris les moins favorables . « En se donnant les moyens d’y répondre », ajoutent les syndicats d’enseignants : des moyens pour dédoubler les classes en cas de rebond épidémique, des moyens pour équiper en masques les familles défavorisées et les élèves boursiers, des moyens pour nettoyer et aérer les salles, en particulier les cantines.
Sur ce sujet, les chercheurs sont montés au créneau : « Le consensus scientifique sur la transmission aéroportée du Covid remonte à juin 2020, rappelle Bruno Andreotti. Ce sont autant de mois perdus ! » « L’aération, la ventilation, les capteurs et, si nécessaire, les purificateurs d’air sont autant d’outils de réduction des risques sur lesquels il faut miser en urgence », défend aussi François Pétrelis. Ce chercheur au laboratoire de physique de l’Ecole normale supérieure, membre du collectif Projet CO2, n’entend pas céder au pessimisme : « Il n’est jamais trop tard pour bien faire. »
« Optimisme » et « sérénité »
L’Allemagne, les Etats-Unis ou encore l’Espagne ont donné l’exemple en investissant dans ces outils. « Un ou deux de ces boîtiers installés à la cantine, quelques-uns circulant de salle en salle, cela suffit à garantir un contrôle de l’aération dans un établissement », explique-t-il.
Dans sa maternelle de douze classes, dans la Vienne, Sylvie n’en a pas même entendu parler. Si cette directrice aborde « avec optimisme » la dernière ligne droite de l’année, ce n’est pas parce que le Covid-19 a épargné son école : « Le virus a touché petits et grands », dit-elle. Pas non plus parce que le protocole sanitaire la rassure « particulièrement » : en maternelle, les enfants ne portent pas le masque, la distanciation physique est difficile à respecter… « Avec les beaux jours, on voit, même chez des parents précautionneux, les gestes barrières céder, rapporte-t-elle. On ne s’en offense pas : toute la société rêve d’un retour à la normale. »
Il y a un an, cela l’aurait fait « frémir . Ce n’est plus le cas : sa « sérénité », Sylvie la met sur le compte de la vaccination. Elle y est passée, confie-t-elle, comme tous ses collègues. Une « immunité au complet » qui lui fait espérer des jours meilleurs. « En ce début d’été, tout le monde dans les écoles vous dira qu’il se sent protégé. Mais dans trois mois ? L’histoire de cette épidémie nous a montré qu’il faut rester humble et vigilant, poursuit-elle. Plutôt que de rêver au protocole parfait, je mise sur le vaccin. » L’éducation nationale ne sait dire combien, parmi les 860 000 enseignants, ont fait ce choix.