Article “Le Figaro” : Quand l’islamisme veut faire son nid dans l’école de la République 

Le Figaro, vendredi 15 décembre 2023 1476 mots, p. 3

Société 

Quand l’islamisme veut faire son nid dans l’école de la République 

Si les incidents liés aux tenues religieuses ont diminué en novembre, les contestations des enseignements, elles, progressent de manière inquiétante.

Beyer, Caroline

« ON VIT une période folle » , murmure une enseignante lorsqu’elle évoque la semaine écoulée. Deux mois après la mort de Dominique Bernard, assassiné à Arras par un terroriste islamiste qui recherchait « un prof d’histoire » et avait trouvé sur son chemin ce professeur de français, les menaces sur la profession éclatent au grand jour, des Yvelines à l’Ille-et-Vilaine. Le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal brandit le retour de l’autorité. 

Mercredi matin, à Rennes, une collégienne de 12 ans, déjà connue pour des troubles du comportement, a menacé avec un couteau sa professeur d’anglais sans la blesser. L’adolescente a été hospitalisée dans la foulée, après un examen psychiatrique, concluant qu’elle était « dangereuse pour elle-même ». Aînée d’une famille d’origine mongole de quatre enfants, « athée » , a précisé le procureur, l’élève avait été exclue en juin d’un autre collège rennais pour menaces et insultes sur un professeur et avait déjà apporté un couteau sans en faire usage.

Lundi, c’est la mise en cause d’une enseignante, qui avait défrayé la chronique, à Issou, une commune des Yvelines située non loin de Mantes-la-Jolie et des Mureaux. L’équipe pédagogique du collège Jacques-Cartier avait choisi, d’un bloc, d’exercer son « droit de retrait » , à la suite de rumeurs attribuant des propos racistes et islamophobes à une professeur de français, sur la base de faits remontant au 7 décembre. Ce jour-là, dans le cadre d’un cours de sensibilisation à l’art, la professeur présente à sa classe de 6e le tableau du XVIIe siècle Diane et Actéon du peintre Giuseppe Cesari, représentant la déesse et ses nymphes nues. Quelques élèves affirment être choqués par la vision de ces cinq femmes. Ils accusent l’enseignante d’avoir montré le tableau pour choquer délibérément les musulmans. Ils finiront par s’excuser. Mais l’affaire, largement relayée par les médias, a fait grand bruit. Au point que Gabriel Attal, dès le lundi 11 décembre, s’est rendu sur place. Dans la soirée, il a promis « une procédure disciplinaire à l’endroit des élèves responsables de cette situation ». « Zéro impunité et zéro complicité, a-t-il martelé. Cela signifie mettre fin au pas de vague. C’est toute une culture qu’il faut changer. Chaque fait, chaque atteinte, chaque entorse à l’autorité d’un enseignant et à nos règles communes doit faire l’objet d’un signalement ». 

Car l’affaire a rappelé Samuel Paty, mis en cause par une collégienne et son père pour avoir étudié des caricatures de Mahomet, accusé d’islamophobie, et décapité aux abords de son établissement par un terroriste tchétchène. Si le professeur d’histoire avait été soutenu par sa chef d’établissement, il s’était trouvé isolé parmi ses collègues. « Ce que montre clairement Issou, c’est ce rapport de force habituel des élèves avec l’enseignant, leur capacité à interrompre un cours, à inventer des propos racistes pour le confondre, estime Deborah Caquet, de l’association Les Clionautes. Le scénario rappelle Samuel Paty, qui a été placé dans la situation de croiser la route de son agresseur. C’est l’engrenage ». Mais les temps ont changé. Les enseignants ont en tête la mort récente de Dominique Bernard. Et le 8 décembre, les six ex-collégiens, impliqués dans l’assassinat de Samuel Paty, ont été condamnés à des peines allant de 14 mois de prison avec sursis à six mois de prison ferme. À Issou, les personnels ont utilisé leur « droit de retrait ». Une procédure utilisée en cas de danger immédiat, selon les textes. « Ce n’est pas dans les habitudes professionnelles. On voit bien qu’un nouveau cap vient d’être franchi » , poursuit Deborah Caquet. 

Mais Issou est aussi l’illustration d’un établissement laissé seul face à ses problématiques, sans soutien du rectorat de Versailles. L’ « affaire du tableau » a été la goutte d’eau. Les excuses rapides des élèves n’ont d’ailleurs pas fait tomber la mobilisation. Le 11 décembre, sur le réseau social X, les enseignants ont dénoncé une « situation de danger ressenti ces derniers mois ». Pour preuve, le courrier du principal du collège adressé au rectorat, qui n’est visblement pas le premier. Il y évoque pêle-mêle le manque de moyens (un conseiller d’éducation à 80 % pour 656 élèves), des « dénonciations calomnieuses et faits de diffamation de la part d’élèves et de parents envers des personnels » , des « remises en causes quotidiennes des pratiques pédagogiques des enseignants » , un courrier de « menaces de mort et de viol circulant entre des élèves » , un élève « ayant failli provoquer un fait de violence physique pour une prétendue insulte à l’islam » , des élèves en danger, ou encore l’appel aux forces de l’ordre et au 17 pour les situations extrêmes… Au total, le principal recense 12 « faits d’établissement » adressés depuis le 1er octobre, dont 8 de niveau très préoccupant depuis le 13 novembre. Le rectorat de Versailles explique aujourd’hui que les mesures étaient « en cours ». C’est finalement le ministre lui-même qui a annoncé « un renfort sur les équipes de vie scolaire » et un déploiement des équipes « valeurs de la République ». Le principal et son adjointe ne sont pas encore revenus au collège. « L’établissement a lancé des alertes très régulières, sans jamais obtenir la moindre réponse, ni même un accusé de réception, explique Didier Georges au SNPDEN-Unsa, premier syndicat des chefs d’établissements, qui a suivi le dossier de près. Ses courriels ont dû être classés 836e dans la « to do list » du rectorat, lâche-t-il. La réalité, c’est que dans les services académiques, il n’y a plus d’agents ! Ce n’est pas une question de budget mais d’attractivité. Plus personne ne veut être fonctionnaire ». À une autre échelle, l’affaire de Rennes, avec cette adolescente menaçant sa professeur avec un couteau, traduit selon lui « le déficit du suivi et de l’accompagnement médico-socialElle avait déjà été exclue d’un autre collège pour y avoir amené un couteau ». 

Non loin d’Issou, à Mantes-la-Jolie, c’est au collège Georges-Clemenceau, dans le quartier du Val-Fourré, que des enseignants ont aussi choisi d’exercer leur droit de retrait le 8 décembre. Sur un fil de discussion WhatsApp, des parents d’élèves s’étaient plaints du contenu d’un cours d’éducation aux médias évoquant le conflit israélo-palestinien, et avaient cité le nom de deux enseignants. Ils s’étaient offusqués de voir le Hamas décrit, dans un article de Mon quotidien, comme « une organisation terroriste ». Si la principale a reçu les parents pour calmer la situation, certains enseignants inquiets ont maintenu leur droit de retrait. Les cours ont finalement repris. 

Indéniablement, le conflit israélo-palestinien a tendu l’atmosphère dans les classes. « En terminale, on s’apprête à étudier le génocide des juifs. Les enseignants n’attendent pas ce moment avec impatience », résume Deborah Caquet des Clionautes. L’association a récemment reçu des demandes de professeurs pour les accompagner dans l’explication du conflit actuel, sur lequel les collégiens et les lycéens ont beaucoup de questions. « Certains enseignants ont des réticences, poursuit-elle. Ils ne veulent pas prendre de risque. Ce qui est mis en cause dans les classes, c’est la politique menée par Israël, et pas seulement par des élèves dont on pourrait penser qu’ils sont propalestiniens ». De fait, l’autocensure est largement répandue chez les enseignants, notamment dans certaines banlieues et quartiers dominés par le communautarisme. Selon une enquête de l’Ifop publiée en décembre 2022, 56 % affirment s’autocensurer pour « éviter des incidents » , contre 36 % avant l’assassinat de Samuel Paty. L’appréhension est surtout visible dans l’éducation prioritaire (65 %) et touche plus particulièrement les jeunes (60 % parmi les moins de 30 ans) et les professeurs d’histoire-géographie (64 %). « Entre les collègues militants, proches de Sud et ceux qui éludent les questions, je ne suis pas très optimiste, confie un enseignant . On voit de plus en plus d’élèves qui refusent de venir en voyage scolaire. Ils sont de plus en plus intransigeants sur leurs principes religieux ». 

Pour les enseignants, l’intrusion des familles sur les contenus pédagogiques devient de plus en plus problématique. « L’institution a voulu davantage associer les parents. Et l’on assiste aujourd’hui à une dérive » , constate Agnès Andersen, de ID-FO, deuxième syndicat des personnels de direction. Des parents qui se sentent légitimes pour juger du contenu des cours et le remettre en question. La chef d’établissement se souvient, il y a quelques années de la distribution d’un « flyer » expliquant aux familles comment contester et contacter le médiateur de l’Éducation nationale. « Un très mauvais signal adressé » , estime-t-elle. Elle attend aujourd’hui que les parents soient « remis à la juste place » , et que le message d’autorité redonnée aux enseignants, porté par le ministre, se concrétise. 

Pour Iannis Roder, membre du Conseil des sages de la laïcité de l’Éducation nationale, ces intrusions manifestent « le refus d’émancipation porté par l’école de la République ». « Ces familles nous disent : « Mon enfant est à moi. » Ils ne veulent pas de cette émancipation. Derrière, c’est de la République dont ils ne veulent pas » , conclut-il. 

En terminale, on s’apprête à étudier le génocide des juifs. Les enseignants n’attendent pas ce moment avec impatienceDEBORAH CAQUET DES CLIONAUTES, ASSOCIATION DE PROFESSEURS